Les Chefs d’Atelier, une histoire de canuts
Le Cercle des Chefs d’Atelier fête son 175e anniversaire le 18 février. Aujourd’hui essentiellement club de billard, le Cercle de la Croix-Rousse fut créé en 1844 pour favoriser les échanges techniques entre les tisseurs. A cette époque Lyon est de nouveau au sommet de la production française de soieries.
On appelle chef d’atelier un entrepreneur d’ouvrage à façon qui fait marcher un ou plusieurs métiers (jusqu’à huit pour les plus importants). D’après la circulaire du 5 juillet 1853, le chef d’atelier est « l’ouvrier à façon [qui], soit seul, ou à l’aide de compagnons ou apprentis, met en oeuvre dans son domicile, des marchandises qui lui sont confiées par autrui. » *Il est propriétaire de son métier et transforme la matière brute en étoffes, souvent avec l’aide de sa femme et de ses enfants. Ce sont ces ouvriers de la soie et chefs d’atelier que l’on appelle aujourd’hui canuts. Une appellation non revendiquée par les intéressés qui la considéraient comme péjorative.
Intérieur d’un canut, au moment de la crise de 1877.Musée Gadagne.
Au début du XIXe siècle les artisans de la soie sont plutôt concentrés dans le Vieux-Lyon, mais la hauteur des nouveaux métiers à tisser contraint à construire de nouveaux logements capables de les accueillir. Des terrains, confisqués pendant la Révolution, sur les pentes et le plateau de la Croix-Rousse, sont mis à la disposition des architectes et maîtres d’œuvres. Les immeubles comportent de nombreux étages, des hautes fenêtres pour laisser entrer la lumière, des mezzanines pour loger l’artisan et sa famille. En même temps se met en place une organisation professionnelle avec le rétablissement de la Chambre de Commerce, et la création de la Condition des soies en 1805 pour améliorer le contrôle de la qualité de la soie, ainsi que le premier Conseil des Prudhommes.
Dans le secteur des Pentes et du Plateau de la Croix-Rousse, mais aussi dans d’autres quartiers de Lyon, se croisent tous les métiers de la Fabrique de soierie. Dévideuses, moulinières, guimpières, ourdisseuses, tisseurs … sans oublier les dessinateurs, liseurs, tireurs d’or, passementiers, apprêteurs…Les négociants/fabricants passent commandes aux chefs d’atelier. « Les traboules que l’on trouve en bas des Pentes ont d’ailleurs été construites pour les soyeux, pour qu’ils puissent arriver plus vite à la Condition des soies située rue Saint-Polycarpe », précisait Robert Luc, spécialiste de l’histoire des canuts.
La Fabrique des tissus de soie, qui a retrouvé son niveau de production et de prestige après les années de guerres civiles, fait vivre la moitié de la population lyonnaise. Les commandes officielles françaises et étrangères affluent, et les façonnés de la Croix-Rousse sont réputés. Cependant la situation des chefs d’atelier est dégradée dans ce début du XIXe siècle. Dépendants des bas tarifs imposés par les négociants/fabricants, des frais de montage des métiers qui leur incombent, et du salaire à verser à leurs employés souvent nourris et logés dans l’atelier, leur bénéfice est devenu inexistant et leurs conditions de vie sont très dégradées. Les inégalités augmentent entre les fabricants et les canuts. Les uns s’enrichissent tandis que les autres n’arrivent plus à vivre. Les journées de travail de 11h tous les jours de la semaine, pour toute la famille enfants compris, pour un salaire de misère, créent un climat de revendications. Les ouvriers exigent une hausse des tarifs. Sans écoute de la part des intéressés, l’exaspération augmente entraînant une révolte en novembre 1831. Les tisseurs de la Croix-Rousse descendent la Grande-côte et marchent vers Lyon (la Croix-Rousse était à cette époque indépendante), drapeau noir en tête et sont rejoints par les tisseurs des Brotteaux et de la Guillotière puis par les ouvriers de tous les quartiers. Après des combats meurtriers – plusieurs centaines de morts et blessés- l’ensemble des révoltés, se rendent maîtres de la ville et occupent l’Hôtel de Ville en scandant le slogan désormais célèbre « Vivre en travaillant ou mourir en combattant ». Considérés comme des machines à produire, ils contestent l’organisation sociale mise en place à leurs dépens. « C’est une première en Europe » dit l’historien Bruno Benoit. Malheureusement la victoire ne mène à rien faute d’interlocuteurs. Les bourgeois avaient fui et le préfet n’avait plus de pouvoir. Les canuts rentrent chez eux et reprennent le travail. Entre-temps une armée, envoyée par le roi, arrive à Lyon pour punir les insurgés. Les émeutiers qui n’ont pas manifesté le désir de destituer le roi, ne sont pas guillotinés, mais « seulement » déportés ou emprisonnés.
Bataille dans les rues de Lyon devant l’église Saint-Nizier -1831
Révolte des Canuts 1834. Pont Morand
Les tarifs n’ont pas augmenté pour autant, seule une petite amélioration se dessine dans le nombre de représentants d’ouvriers au Conseil des Prud’hommes qui doit permettre la gestion des conflits par la voie légale, sans violence. Cependant les revendications n’étant toujours pas entendues, une nouvelle révolte éclate en 1834 concernant toujours le tarif. Cette fois, la grève est décidée par la Société du Devoir Mutuel- une caisse de solidarité créée par les ouvriers « une alliance défensive pour lutter avec moins de désavantage contre la misère et les accidents de la vie. »* Le préfet Gasparin, nouvellement nommé pour sa fermeté, interdit la grève « au nom de la loi Le Chapelier de 1791 qui interdit les coalitions »* et fait arrêter les grévistes. Non seulement les tarifs n’augmentent pas mais ils sont revus à la baisse ce qui va créer l’exaspération et le soulèvement des ouvriers de la ville et des faubourgs, auxquels participent des républicains qui demandent l’établissement d’une république sociale. La révolte n’est plus seulement économique, elle prend une dimension politique. Les barricades se dressent dans les rues étroites autour des Cordeliers. Les affrontements sont violents. L’armée n’hésite pas à tirer sur les ouvriers désarmés. Plusieurs centaines de morts sont encore à déplorer avec son lot d’emprisonnements et déportations. Le mouvement ouvrier en ressort affaibli tandis qu’on note un durcissement de la part du pouvoir qui va interdire toutes les associations. C’est dans ce contexte que le Cercle des Chefs d’Atelier de la fabrique d’étoffes de la ville de Lyon voit le jour. Afin de pallier l’interdiction des réunions politiques, le Cercle se définit (officiellement) comme groupement de travailleurs de la soie devant confronter les savoirs afin d’améliorer la production. La soie étant une activité essentielle, l’autorisation est donnée.
Les archives du Cercle montrent un esprit de corps avec la volonté de préserver les intérêts communs : propositions de nouvelles méthodes de travail, mise en commun des savoirs, secours aux adhérents nécessiteux. Il est aussi mentionné un abonnement aux journaux ouvriers dont l’Echo de la Fabrique, car les canuts, pour la plupart, sont éduqués. Ils savent lire et écrire. « Le canut possède tout à la fois une instruction, une grande culture et un certain orgueil de fabriquer une matière aussi noble que la soie » affirmait Robert Luc.
Après une période de calme relatif, une crise économique va suivre, pour cause de mauvaises récoltes, ainsi qu’un vent de contestations toujours prêt à souffler. Non seulement les inégalités ne sont pas effacées, mais le prix du pain augmente, le chômage aussi. En écho à la Révolution de 1848, les Voraces, un groupe de canuts de la Croix-Rousse s’insurgent contre les injustices engendrées par le pouvoir en place. Ils s’emparent de l’Hôtel de Ville et, du balcon, proclame la République sociale. Ces idées socialistes révolutionnaires vont être rapidement matées et les Voraces, peu soutenus par la population, vont être massacrés dans la cour qui porte leur nom.
Après tous ces troubles, le gouvernement se méfie de Lyon et apporte des modifications dans sa structure afin de réduire son autonomie. Les rues étroites propices aux barricades sont remplacées par de larges avenues. Toutes réunions et manifestations politiques vont être réprimées.
Bien que les heures de travail soient importantes, les chefs d’atelier aiment aussi se réunir pour pratiquer des activités à caractère ludique comme les jeux de boules et de cartes. Le jeu de la bille va rencontrer un très grand succès et le cercle inaugurera son premier billard en 1882.
Pendant les deux guerres mondiales les activités ne cessent pas. Des collectes de colis pour les prisonniers sont organisées, tandis que de nombreux membres participent à la Résistance. En 1945 le centenaire du Cercle est célébré, avec un peu de retard, et salué par le maire de Lyon Edouard Herriot.
Aujourd’hui, le Cercle continue ses activités de loisirs malgré la réquisition d’une partie du terrain pour la construction d’une des cheminées du tunnel sous la Croix-Rousse. Un seul terrain de boules subsiste, mais le billard prend de plus en plus d’importance. Le Cercle des Chefs d’atelier ne compte plus de tisseurs de la Fabrique dans ses membres, mais en conserve cependant le nom et l’activité billard. Le nombre de joueurs est en augmentation. Les compétitions se multiplient, et les femmes y ont accès.
Dans la continuité de la journée des femmes, des compétitions féminines auront lieu le 9 mars au Cercle suivies d’une conférence sur une « cheffe » d’atelier, madame Létourneau, spécialisée dans la passementerie. Celle-ci travaillait pour des maisons de soierie lyonnaise et leur fournissait galons militaires et ornement d’église vendus dans le monde entier, jusqu’en 1978. Grâce à sa détermination, elle réussit à sauver son atelier de la rue Richan des mains des promoteurs et à le transformer en lieu de mémoire des tisseurs passementiers. Aujourd’hui l’association Soierie Vivante continue ce travail de mémoire dans l’atelier de madame Létourneau avec des initiations aux méthodes de tissage et des conférences.
La conférence sur le travail de madame Létourneau aura lieu samedi 9 mars à 18h au Cercle des Chefs d’Atelier 26 rue de Crimée 69001 Lyon. Elle sera animée par mesdames Wiederkher et Pansu.
Entrée libre
Sources
Lyon, la Révolution, le Consulat et l’Empire. B.Benoit-R.Saussac
L’histoire de Lyon en 22 dates. B.Benoit
La vie quotidienne des Canuts. B.Plessy-L.Challet
*Compte-rendu des travaux de la Chambre de Commerce de Lyon 1877
**Echo de La Fabrique. Journal créé par les canuts en 1831