Ouvrant une conférence sur Pierre Dupont, le 9 décembre 1929, salle Rameau, Édouard Herriot disait :
« J’ai la conviction qu’en France, et même à Lyon, nous n’avons pas fait à Pierre Dupont la place qui lui revient. »
Même à Lyon ? Et à la Croix-Rousse ?
Personne n’est mieux placé que la Ficelle pour répondre à cette question.
Qui est Pierre Dupont ?
En termes contemporains, Pierre Dupont fut auteur-compositeur-interprète. Monté à Paris à 20 ans (avril 1841), il n’avait pas dans son bagage Le Bateau ivre comme Rimbaud trente ans plus tard, mais un poème de 2000 vers, Les Deux Anges, qui tient de Lamartine et Vigny, Jocelyn et Eloa, pour conter les illusions perdues à la ville et retrouvées au pays. Étonnante préfiguration de sa vie. Sa chance fut de trouver un protecteur en la personne de Pierre Lebrun, pair de France et membre de l’Académie française, qui le fit employer comme « aide aux travaux » de Dictionnaire de l’Académie. Assez pour vivre et se lier aux poètes et bohêmes de son âge : Nerval, Banville, Gautier, Baudelaire. Dupont les séduit par sa chaude voix de baryton. Car ce qu’il compose, ce sont des chansons. Hélas, il ne connaît pas le solfège et ne peut noter la musique. Chance encore : il rencontre Gounod et lui chante sa dernière composition : Les Bœufs. Gounod est en larmes. Les deux jeunes gens font équipe.
L’inspiration de Dupont est d’abord la nature – aujourd’hui la chanson verte. Mais, fils du peuple, c’est aussi la vie des humbles, ceux des champs, ceux des villes, des ateliers. Thèmes à la mode. Nous approchons de la Révolution de 48. Et son coup de génie est d’écrire le Chant des ouvriers. Ce n’est pas l’Internationale, mais une pièce assez bien venue pour émouvoir Baudelaire, qui est à mille lieues de cette inspiration-là, mais qui est son ami. Dupont est à la mode, figure de proue des banquets démocratiques, assez en vue pour être décrété d’arrestation après le coup d’État du 2 Décembre, et condamné par contumace à 7 ans de déportation à Lambessa en Algérie. Il se cache, puis se rend et demande sa grâce. C’en est fini pour lui du prestige de poète engagé. Il reste à Paris, continue de chanter, sur un autre registre. En avril 1854, il épouse une gentille Élise, qui interprète ses chansons avec talent. Il l’aimait sans doute, mais sa vie de bohême ne la rendit pas heureuse. Phtisique, Élise mourut en février 1862. Dupont vint chercher consolation au pays natal, remonta à Paris et revint définitivement au pays en 1866. Sa fin était proche.
Que reste-t-il aujourd’hui de Pierre Dupont ? Que reste-t-il de son heure de célébrité parisienne ? Il a écrit des centaines de chansons : lyriques ou engagées. Les unes et les autres n’ont pas tenu la distance : elles sont de leur temps, curiosité pour l’histoire du goût ou de la poésie populaire, documents pittoresques pour les historiens du mouvement ouvrier. Au mieux faudrait-il qu’elles retrouvent la voix qui leur donnait souffle. La malchance de P. Dupont est d’être né un peu trop tôt pour les inventions d’Edison et des frères Lumière. Il n’est artiste que s’il est là, en personne. Célèbre, mais hic et nunc, ici et dans l’instant, sans relais ni amplification de CD ou d’albums, sans tournées médiatisées, sans passages à la « télé ». Sa destinée d’artiste fut celle de l’aède antique : liée à son seul chant. Alors il chantait, « nuit et jour, à tout venant », comme la cigale de la fable, toujours et partout : cafés-chantants, goguettes, brasseries, clubs, banquets, salons, et même sur la voix publique. Sa constitution était robuste : elle ne résista pas à ce régime. D’autant que l’ennemie jurée du métier, c’est la soif, qui altère les cordes vocales, et le chanteur, lequel l’étanchait généreusement… Fragile, fragile célébrité… L’œuvre de Pierre Dupont fut éditée en quatre volumes dans les années 1862-64, assez soignés. Ce qui lui rendrait justice, c’est une anthologie de ses réussites. Car il y en a. Un petit recueil « populaire », comme le furent ses chansons, serait le meilleur hommage.
Document BNF
Et Lyon dans cette destinée ? Eh bien Lyon est au départ, Lyon est au retour, Lyon est entre les deux, Lyon est toujours là. Et la Croix-Rousse avant tout.
Au départ
Pierre Dupont est né le 23 avril 1821, au 79 quai de l’Hôpital, aujourd’hui 38 quai Jules-Courmont, où le rappelle une plaque de marbre. Son père était éperonnier : il forgeait des mors et des étriers pour l’équipement des chevaux de l’armée. À 4 ans, le petit Pierre perdit sa mère, qui l’avait voué avant même sa naissance à Notre-Dame de Fourvière. Son père le confia à l’abbé Laurent, curé de Rochetaillée-sur-Saône, qui était son cousin et son parrain. L’enfant fut heureux auprès de ce bon éducateur, qui, à 9 ans, l’envoya au petit séminaire Notre-Dame de l’Argentière dans les monts du Lyonnais. Il y fit de bonnes études classiques. Sans vocation religieuse, il revint au presbytère et son parrain le plaça comme apprenti canut. Comme on aimerait savoir où ! Ce qu’on sait, c’est que l’apprentissage dura cinq jours : « Je ne mangeais que du pain bis et des haricots rouges, et je montais toute la journée des seaux d’eau au sixième étage. » Le patient parrain essaya l’étude d’un notaire, puis une banque. Ici et là, le jeune homme écrivait des vers dans les grands cahiers de compte. Il était poète. Qu’allait-il devenir ?
C’est Rachel, l’illustre tragédienne, qui le lui révéla. Elle était à Lyon dans l’été 1840 pour jouer Corneille et Racine au Grand Théâtre. Le 17 juillet Andromaque fut un succès prodigieux. Le jeune Pierre (il avait 19 ans, elle en avait 20…) lui envoya une pièce de vers qui était une déclaration… d’admiration. Elle le fit inviter à la remise d’une couronne d’or offerte par la Ville. Dupont raconte que c’est lui-même qui la déposa sur le front radieux « en lui récitant de très mauvais vers avec émotion ». Rachel avait commencé comme chanteuse de rue à Lyon. Elle comprit le jeune poète et lui conseilla d’oser. Il monta à Paris. On connaît la suite.
De Paris à Lyon
Pendant ses années parisiennes, Pierre Dupont n’a jamais renié ses origines. Au contraire, il rentra souvent au pays pour se ressourcer dans sa ville natale et dans les campagnes des environs. Il avait alors ses habitudes à l’Écu de France, grande rue de la Guillotière, où il menait grand train. Il ne manquait pas d’amis, toujours prêts à fêter le grand homme, à le faire chanter, non sans lever le verre. De cette réciproque fidélité entre la ville et l’artiste une chanson est un bon symbole : c’est La Lyonnaise. Un couplet s’impose ici :
La colline de la Croix-Rousse
A son peuple laborieux,
Qui de temps en temps se courrouce
Comme les Romains, nos aïeux ;
La soie étincelante et fine
Se tisse et fleurit sous ses doigts :
Jacquard lui légua sa machine ;
Le travail a sacré ses droits.
- Dupont a tenu à commenter cette chanson : « Ce n’est pas sans éprouver une émotion toute filiale que j’ai donné ce titre à un chant que je dédie à ma ville natale. Je l’ai célébrée avec amour, toutes les expressions sont au-dessous du sentiment qui m’anime envers elle. »
Après la mort de sa femme, Pierre Dupont fit un long séjour à Lyon et dans les villages voisins. Il en résulta un recueil intitulé Dix Églogues poèmes bucoliques, publié en 1864 avec cette dédicace :
À LYON
Ma ville natale
Et aux
CAMPAGNES ENVIRONNANTES
Hommage filial
photo Nadar BNF
Le retour définitif
Il finit par revenir, survivant à sa célébrité déchue. Ses fidèles lyonnais l’accueillirent généreusement. Son frère Sébastien, veuf, sa fille Pauline, chérie de Pierre, sa sœur Louise, l’attendaient avec tendresse. Ils lui avaient ménagé une chambre à l’étage d’une maison située au n° 48 de la rue du Cardinal-Fesch. Elle existe toujours, précédée d’un petit enclos. Cette chaleur familiale était ce qu’il fallait à Pierre. Hélas ! Fêté, invité, sollicité, il tâchait de faire encore figure en chantant ses succès. L’issue fatale était des libations qui égaraient le pauvre homme des jours et des nuits durant. Ses retours en famille étaient pitoyables. Il en était le premier malheureux et tentait de se justifier : « Notre Seigneur allait vers les simples, les pécheurs, pour les sauver tous. » Il ne sauvait personne, et se perdait lui-même. Le témoignage de sa nièce Pauline est d’une belle lucidité : « Abusé par ses illusions de poète, il se crut appelé à régénérer les idées populaires, et c’est pour parvenir à ce but, excellent en lui-même, qu’il se trouva entraîné à fréquenter des hommes que l’histoire appelle politiques, mais dont l’amour pour le peuple ne se traduit ordinairement que par l’habitude de boire à sa santé. » Entière sincérité, totale naïveté, Pierre Dupont ne fut jamais qu’un grand enfant.
Exemplaire dès qu’il rentrait de ses frasques. À deux pas du dôme de Saint-Bruno, il retrouva la foi de son enfance à Rochetaillée et de sa jeunesse à l’Argentière. Il ne l’avait jamais perdue. Mais sa vie d’artiste en avait un peu bousculé la pratique. Là, il se rendait à la messe, à petits pas, récitait le chapelet avec sa sœur, commentait aux siens la beauté des psaumes. L’heure venue, un dimanche de juillet 1870, le chanoine Robert, un de ses anciens maîtres de l’Argentière, professeur aux Chartreux, vint lui donner les derniers sacrements, qu’il reçut avec ferveur. Il mourut doucement vers cinq heures du matin.
Réponse à Edouard Herriot
La ville de Lyon a-t-elle assuré à Pierre Dupont la postérité qu’il méritait ?
On peut dire qu’elle n’a pas été avare de témoignages, même si, caractéristique lyonnaise, il leur fallut du temps pour se manifester.
Le 22 février 1881, onze ans après sa mort, la rue où mourut P. Dupont prit son nom. [La rue Pierre Dupont relie le cours Général-Giraud à la rue des Chartreux. Antérieurement elle était constituée de deux rues, la rue du Clos des Chartreux et la rue du Cardinal-Fesch.] Sur le mur de l’enclos une plaque rappelle son décès.
Le dimanche 30 avril 1899 fut inauguré le monument consacré à Pierre Dupont dans le Jardin des Chartreux.
Le 25 octobre 1903 un monument fort imposant fut inauguré au-dessus de sa tombe au cimetière (ancien) de la Croix-Rousse.
En 1912, un troisième monument fut élevé à la mémoire du poète dans les jardins de la Préfecture du Rhône.
Tout cela, ce sont des pierres et de beaux discours. Les discours s’envolent, les pierres demeurent, mais elles se taisent.
Le peuple, je veux dire ses fidèles, ses amis, ne ménage pas au poète la reconnaissance du cœur. Elle s’est réfugiée à la Croix-Rousse. Parce qu’il y a vécu ses derniers jours. Surtout parce qu’il y a là, en vertu du passé canut, une générosité qui sait reconnaître les siens et leur rester fidèle.
Pierre Dupont, c’était une voix. En restituer les mots sur le papier en un petit recueil de ses succès, ce serait bien. Mais rien n’est mieux que lorsque un chanteur, seul ou en compagnie, familiale ou amicale, entonne Mes Bœufs ou Ma Vigne, et que toute l’assemblée, en chœur et du même cœur, reprend le refrain. Alors Pierre Dupont est toujours là. Avec le meilleur de ce qu’il fut.
Bernard PLESSY
P-S. L’ouvrage le plus complet et le plus sûr sur Pierre Dupont est celui de Roger BONNIOT, Pierre Dupont poète et chansonnier du Peuple, 444 pages, Librairie Nizet, Paris, 1991